Séminaire mensuel / Monthly seminar : EPHE Section des Sciences historiques et philologiques & SCRIPTA-PSL History and Practices of Writing
Paris (France)

PRÉSENTATION EN FRANÇAIS

Diglossie, traduction intralinguale, réécriture, commentaire

Nouveau séminaire mensuel dans le cadre de la Section des Sciences historiques et philologiques de l’EPHE et du programme « SCRIPTA-PSL. History and Practices of Writing »

 

Quels que soient les environnements culturels, les traditions écrites ont toujours une tendance, sur la longue durée, à développer des situations de diglossie. Celles-ci pourront prendre des formes diverses. Classiquement, elles articulent, selon des modalités plus ou moins complexes, une ou plusieurs variétés de la langue « classique » avec des variétés vernaculaires. Dans ce tableau, la sémiotisation d’un texte donné n’est plus seulement fonction de son contenu explicite, au niveau dénotatif : elle est également déterminée par cette dimension implicite, connotative, qu’est le choix de la forme linguistique même qui est mobilisée pour écrire ce texte. La notion de traduction intralinguale intervient ici comme un concept clé, qui peut être entendu de plusieurs façons. Au sens étroit, elle désigne la traduction opérée entre plusieurs variétés de la même langue. Dans une acception plus large, elle est susceptible de recouvrir des phénomènes beaucoup plus divers, tels que la reformulation, la réécriture, le commentaire, voire la réinterprétation continue (cf. infra). Mais quelle que soit sa forme, la traduction intralinguale apparaît toujours comme un phénomène prégnant, central dans la dynamique de production, de réception et de circulation des textes. Et ceci se vérifie dans presque toutes, voire toutes les traditions textuelles pourvu qu’elles soient inscrites dans la longue durée.

Jakobson, qui fut le premier à théoriser la notion de traduction intralinguale, prenait appui sur Peirce et sa théorie du signe linguistique, selon laquelle un signe n’est un signe « qu’à la condition d’être traduisible dans un autre signe où il se développe plus complètement » (Peirce, apud Dewey 1946, p. 91). Or c’est bien dans toute sa portée sémiotique que la notion doit être entendue, comme acte, fondamentalement, de reformulation (Jakobson 1959). Dans cette acception large, la problématique de la traduction intralinguale renvoie encore à la nature dialogique, au sens bakhtinien, de la langue, en vertu de laquelle un énoncé (écrit) se fait toujours l’écho, en même temps qu’il retravaille, tout un ensemble d’énoncés (écrits) antérieurs. D’autres questions se rattachent à celles-ci, non moins centrales : production, réception et circulation des textes par exemple. Les domaines que la notion de traduction intralinguale est susceptible de recouvrir sont dès lors nombreux et divers : pratiques de la réécriture et du commentaire, choix stylistiques et langagiers, et encore les dimensions d’intertextualité ou les effets de ré-entextualisation, pour n’en citer que quelques-uns.

Dans les situations marquées par l’existence de diglossies ou de pluriglossies, un modèle commode oppose, comme on le sait, une variété « élevée » (ou « classique ») de la langue à une ou des variété(s) « inférieure(s) ». Dans la réalité, les configurations comme les pratiques peuvent être autrement complexes, mais aussi autrement riches. La traduction intralinguale ne saurait se limiter à des finalités instrumentales, comme dans la configuration « initié-profane », où, d’un texte ancien ou classique, sera tirée une version réputée plus « accessible ». Entendue comme réécriture, elle peut être au contraire un moyen de rehausser le sens des Classiques - selon une pratique que l’Asie orientale prémoderne a souvent illustrée. Elle peut faire figure de véritable procédé herméneutique, comme le montreraient sans doute bien des exemples issus de multiples horizons. Ladite « langue classique » mérite elle-même examen : ne relève-t-elle pas souvent d’une construction, politique, idéologique ? On connaît des cas également où celle-ci peut être parée, dans certains contextes rituels, d’une valeur culturelle qui l’associe aux temps anciens, voire primordiaux - ainsi dans l’Egypte ancienne (la langue de la « Première fois », sp tpy). Des hybridations peuvent par ailleurs être constatées, où, à l’intérieur d’un même texte, des éléments propres à la langue classique coexistent à côté d’éléments vernaculaires. Ils s’y côtoient comme marqueurs bien différenciés, mais ensemble contribuent à la capacité d’effet de la langue, et partant du texte dans lequel cette langue se déploie.

La problématique est encore complexifiée au niveau graphique, dans les cas où plusieurs systèmes d’écriture (ou variétés d’un même système) coexistent. Ainsi, les phénomènes d’hétérographie - définie comme l’emprunt, pour représenter tout ou partie d’une langue donnée, de signes écrits représentant plus généralement une autre langue - sont essentiels dans les procédures mises en œuvre par les scribes au sein d’un grand nombre de traditions écrites anciennes à travers des aires culturelles et géographiques diverses, du Japon aux mondes proche-orientaux anciens. Il s’agit bien là d’une autre facette de la traduction intralinguale - dont font partie les pratiques de transcription, de reformulation ou de réinterprétation continue.

La notion de traduction intralinguale est ainsi proposée comme un paradigme fondamental. Il concerne la conscience linguistique dans toute sa perspective historique, et se trouve situé au cœur des pratiques textuelles. Il invite à questionner certaines catégories établies - la dichotomie « classique » / « vernaculaire », par exemple, où la façon de définir des pratiques connexes mais qu’on a coutume de séparer, telles que traduction, réécriture et interprétation. Il conduit également à s’interroger sur les questions de nature idéologique qu’entraînent les identifications linguistiques tout comme les réappropriations culturelles du passé. Nous avons la conviction que la mise en valeur d’un tel concept pourrait contribuer à un abord fortement renouvelé, et peut-être plus fin, des mécanismes en œuvre dans la production, la transmission et l’interprétation des textes. Il serait pertinent dans les environnements culturels et historiques les plus divers. C’est qu’il se fonde sur la prise en compte de la dimension proprement linguistique à l’œuvre dans toute production textuelle - la langue étant ici entendue dans sa pleine dimension d’une pratique également définie par son enchâssement culturel.

Un facteur qui nous encourage à lancer ce nouveau séminaire est l’extraordinaire abondance de compétences et de savoirs spécialisés que réunissent l’EPHE et les autres établissements associés au projet Scripta en matière de traditions écrites anciennes. Un tel gisement constituera à n’en pas douter un terreau fécond pour approfondir la problématique de la traduction intralinguale dans les termes esquissés ci-dessus. Au niveau de l’Ecole, le séminaire pourrait devenir un lieu privilégié d’échange et de confrontation, réunissant tous les horizons qui font sa richesse et sa diversité. Les contributions potentielles sont nombreuses et susceptibles de travailler à partir de points de vue aussi diversifiés que possible. Elles pourront provenir de membres de l’EPHE ou de collègues étrangers invités. Toutes les aires culturelles et historiques sont concernées, de l’Asie orientale aux mondes indiens, de la Perse au Proche-Orient ancien et médiéval, de l’Egypte aux mondes méditerranéens et à l’Europe du Moyen Age…

Selon les lignes esquissées ci-dessus, le séminaire aura vocation à accueillir toutes les contributions susceptibles de venir illustrer un aspect ou un autre des enjeux considérés, que celles-ci soient d’ordre linguistique ou sémiologiques, ou qu’elles concernent la dynamique des pratiques textuelles ou les contextes culturels pertinents … Les interventions pourront être d’ordre général - esquissant par exemple certains aspects de la problématique dans une aire culturelle donnée -, ou au contraire être centrées sur des études de cas très localisées, sur la base d’analyses approfondies de textes ou groupes de textes.

 

Rainier Lanselle & Andréas Stauder, Ecole pratique des hautes études, Section des Sciences historiques et philologiques

Barbara Bisetto, Université de Milan-Bicocca

 

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